Une histoire de «dette cachée»: le Sénégal face au mur de la dette

par Mor Thiam, doctorant contractuel et chargé d'enseignement, Université de Poitiers et Institut national du service public | Chercheur associé, Direction de la Recherche, INSP
Citer ce commentaire: THIAM, Mor, "Une histoire de 'dette cacheé': le Sénégal face au mur de la dette", Revue de l'euro, Actualités, 15 septembre 2025. DOI: https://doi.org/10.25517/revue-euro-comment-2025-1
Lors de la conférence de presse du 26 septembre 2024, le gouvernement sénégalais a fait état d’une situation de quasi-faillite et de « dette cachée »[1], telle que l’Etat sénégalais serait entré dans une ère de quasi-crise de la dette publique. De fait, les rapports publics présentés par la suite ont confirmé la situation dégradée des finances publiques du pays. Suivant les exigences posées par la loi n°2012-22 du 27 décembre 2012 portant Code de Transparence dans la Gestion des Finances publiques, un rapport produit par le gouvernement a estimé la dette à 74% du PIB ; s’appuyant sur ce rapport, la Cour des comptes a revu à la hausse le niveau de la dette pour l’estimer à 99% du PIB[2]. Plus récemment, un audit du cabinet privé Forvis Mazars a évalué ce même ratio d’endettement à 119% du PIB à fin 2024[3] – un niveau d’endettement bien loin de celui autorisé par les normes de l’UEMOA (70%)[4]. Le service de la dette grève également le budget de l’Etat sénégalais: les intérêts et commissions de la dette sont, aux termes de la loi de finances rectificative de 2025, de l’ordre de 1000 milliards alors qu’ils étaient projetés à 158,55 milliards FCFA en 2015 (LFI pour l’année 2015). C’est de loin plus que le budget consacré à la défense (335 milliards), à l’ordre et à la sécurité publics (389 milliards), entre autres.
Le recours à l’endettement de l’Etat sénégalais est encadré par un certain nombre de règles juridiques d’origine communautaire pour l’essentiel[5]. Cependant, ce cadre n’a pas été de nature à empêcher pareille situation de se produire. Les causes, multiples, ont été énumérées par la Cour des comptes dans son rapport de février 2025: discordances sur les données de l’amortissement, de l’encours de la dette publique et des disponibilités bancaires; anomalies constatées dans les surfinancements; constatations de pratiques impactant la trésorerie de l’Etat; manquements dans la gestion des dépôts à terme (DAT); un reliquat de l’emprunt obligataire (Sukuk SOGEPA) de 2022 non versé au Trésor public; une dette garantie non exhaustive; une dette bancaire importante contractée hors circuit budgétaire; des déficits budgétaires supérieurs à ceux affichés dans les documents de reddition; un encours de la dette supérieur au montant figurant dans les documents de reddition. Ces limites, touchant au cadre juridique, budgétaire et comptable, ne sont néanmoins pas nouvelles: rien qu’en 2020, un audit de la gestion de la dette publique[6] pointait déjà un ensemble d’irrégularités portant sur les comptes de la dette publique. Parmi elles, la non-exhaustivité dans la comptabilisation des opérations de dette, voire la persistance de certaines incohérences dans les procédures et comptes publics.
Pour sortir de cette situation de quasi-crise, la voie choisie par les autorités sénégalaises est double: gestion active de la dette publique en retravaillant le profil de celle-ci et austérité budgétaire[7]. En premier lieu, l’Etat vise à rendre «endogène» la dette publique en émettant plus de titres publics en monnaie locale (UMOA-Titres): c’est dans cette perspective que l’exposé des motifs du projet de loi de finances initiale pour l’année 2025 indiquait qu’un «accent particulier sera mis pour asseoir une stratégie permettant le développement du financement domestique et des financements innovants (…) pour une augmentation soutenue de la part des financements libellés en monnaie locale». Il est ainsi visé «un mix de nouveaux financements extérieurs et domestiques à hauteur de 41% et 59% respectivement, à l’horizon 2027». En second lieu, un programme de redressement économique et social a été présenté aux sénégalais, à travers une cérémonie digne d’une vaste opération de communication financière. Ce programme vise une « optimisation », pour ne pas dire réduction, de la dépense publique (près de 100 milliards attendus sur la réduction de la taille de l’Etat par exemple) et une augmentation des recettes fiscales (1155 milliards attendus en 3 ans). Un doute plane sur la réussite de ce programme tant les projections, n’ayant aucune valeur juridique mais plutôt politique, s’avèrent très optimistes au moment où la gouvernance des prévisions macro-économiques et budgétaires du Sénégal est sujette à caution[8].
En définitive, «tous responsables» est le moins que l’on puisse dire dans la mesure où cette situation remet fondamentalement en question le système de la gouvernance financière publique sénégalaise dans son entièreté. Plus que de simples réformes comme la mise en place d’une institution budgétaire indépendante, la centralisation des institutions intervenant dans la gestion de la dette publique, la mise en place d’une base de données centralisée de la dette, des mesures de renforcement des contrôles d’engagement budgétaire ou encore la consolidation progressive des comptes bancaires dans le cadre du Compte unique du Trésor, cette situation appelle une refonte systémique pour faire de la transparence dans le maniement des deniers publics une véritable réalité.
[1] «La dette cachée est un emprunt dont un État est redevable, mais qui n’est pas divulgué à ses citoyens ou aux autres créanciers». Voir en ce sens, WEEKS-BROWN, R. «La dette cachée nuit à l’économie. Une meilleure législation en matière de divulgation peut contribuer à limiter le préjudice», IMF blog, 2024
[2] COUR DES COMPTES DU SENEGAL, Audit du rapport sur la situation des finances publiques, Gestions de 2019 au 31 mars 2024, Rapport particulier, février 2025, 57 pages.
[3] Rapport non publié, cité par GEMAYEL, Edward, après une mission du FMI du 19 au 26 août 2025. Consultable sur: FMI
[4] Il ressort de l’article 7 du Pacte de convergence, de stabilité, de croissance et de solidarité des Etats membres de l’UEMOA que l’un des critères de convergence est que le ratio de l’encours de la dette intérieure et extérieure ne doit pas excéder 70%.
[5] Notamment le règlement n°09/2007/CM/UEMOA portant Cadre de Référence de la Politique d'endettement.
[6] COUR DES COMPTES DU SENEGAL, Audit financier de la dette publique, Gestions des années 2018 à 2020, août 2022, 57 pages.
[7] D’autres voies comme la voie de la restructuration voire de la modification des conditions des titres n’ont pas été étudiées alors que la nature contractuelle des émissions obligataires de l’Etat sénégalais peut être questionnée. Voir en ce sens notre article: THIAM, Mor, «L’Etat sénégalais s’endette-t-il réellement par contrat? Cas des émissions sur le marché financier régional de l’UEMOA», Le Marché, n° 13, 2025, p.38
[8] Voir notre article: THIAM, Mor, et DIOP, B. S., «Quelle institution budgétaire indépendante au Sénégal? Attention au mimétisme imparfait», Revue africaine des finances publiques, n° 17, 2025, p.148-176